Mimisme et mimésis

Le 9 novembre 2013 ce texte a été présenté à Paris dans le cadre des Journées de l’association Marcel Jousse en lien avec la sortie du livre « Au commencement était le mimisme » d’Edgard Sienaert.

1. Du pareil au même

1.1. Faire à l’identique

L’histoire se passe sur le plateau des Petites Roches en Grésivaudan.

Il s’appelle «Pierre» ; il est un tourneur sur bois très habile.

Paul veut devenir tourneur sur bois.

Pierre accepte que Paul observe.

Si Paul veut réaliser des pièces de bois tournées identiques à celles de Pierre il doit avoir :

– un bois choisi de manière identique

– des outils affutés de manière identique

– un tour de main identique

– une patine identique

– etc.

1.2. Faire comme

L’histoire se passe dans le film «Resurrexit».

Une belle chercheuse canadienne demande à Samuel Borie de faire une expérience enregistrée : qu’il apprennne à jouer du piano.

Samuel trouve via Google la partition d’une fantaisie de Telemann, un ami de Bach.

Samuel met la partition sur le piano est fait comme Telemann :

– à la main droite des arpèges descendants : do la mi, do la mi, do la mi

– à la main gauche des notes sur les premiers temps : la2 la1, la2 la1, la2 la1

– puis les deux à la fois

Samuel va faire comme Telemann pour chacune des mesures de la fantaisie.

Ensuite il va enchaîner les mesures pour que cela donne un air «balancé».

Dans un prochain film Samuel fera peut-être la même chose avec une Gymnopédie d’Eric Satie.

Ainsi Samuel saura s’il préfère jouer du Telemann ou du Satie. Alors il approfondira et deviendra un jour le «double», le jumeau d’un compositeur.

1.3. S’identifier à …

En 1992 Samuel Borie décide de «devenir» un chanteur de blues noir et aveugle.

Il cherche des enregistrements de bluesmen aveugles :

Jefferson, Blake, Davis,McTell, Johnson, Fuller, Taggart, Covington, Church, Reynolds, Rhinehart, Carter, Charles, Wilson, Eaglin, Hibbler.

Et Samuel écoute ces chansons et les réécoute jusqu’à en avoir le tournis.

C’est seulement après s’être imprégné des rythmes, des mélodies, des phrasés, des mots, des timbres de voix, etc. qu’il commence à chanter.

1.4. … être même …

Nous avons vu …

On commence à faire le tourneur puis, à force de faire on devient le tourneur.

On fait les arpèges de Telemann et, à force de faire, on devient Telemann.

C’est le faire qui est premier, l’être qui vient après.

Dans une autre expérience, au contraire, on dévient d’abord puis on fait après.

On devient le bluesman aveugle puis on fait.

2. Les savants

Ce que je viens de raconter, chacun le sait.

On sait qu’il y a les apprentis obstinés qui développent une seconde nature.

On sait qu’il y a ceux qui connaissent un choc, une conversion et qui font ce qui est cohérent avec leur nouvel être.

Voir l’exemple de Bernard Benson qui est transformé au contact de bouddhistes tibétains et qui écrit «Le livre de la paix».

Que nous apportent des savants comme Marcel Jousse et René Girard ?

Le premier est un homme de la terre, il part de son expérience concrète et va vers les livres.

Le second est un «étudieur de livres» qui dit : «Je n’ai rien inventé, voyez c’est écrit, il suffit de lire.»

Ils nous montrent :

– soit des choses que nous ne voyons pas

– soit des liens entre des choses que nous pensons différentes

2.1. Marcel Jousse

Nous avons ici seulement trois des dimensions du mimisme.

Pour une vue complète, voir l’ouvrage «Au commencement était le mimisme» où Edgard Sienaert compile les paragraphes clés des cours de Marcel Jousse sur le mimisme.

Le «regard savant» de Marcel Jousse nous fait voir :

– soit des aspects du mimisme que nous n’avions pas vues

– soit des liens entre des dimensions du mimisme nous avions entrevus de manière floue

2.1.1. Le mimisme de la nature

Dans une cour d’école maternelle on voit des enfants qui courent, des enfants qui sont sages dans leur coin, des enfants qui se disputent.

Bien naturellement c’est ce qui est le plus agité mais aussi ce qui est le plus immobile qui attire notre attention.

Cela tend à nous faire méconnaître les réactions «ordinaires» de l’enfant.

Une moto passe dans la rue et le petit Pierre «imite» la moto.

Il l’imite mais ce n’est pas une imitation.

L’imitation est quelque chose de volontaire.

Ce que fait petit Pierre est automatique et inconscient.

Si une voiture de pompier passe, petit Pierre fait «pin pon pin pon».

Si on lui demande ce qu’il a imité avant les pompiers …

Marcel Jousse désigne par mimisme cet automatisme de copiage du réel.

Dans le village de Marcel Jousse, vers 1890, il y a du bétail, de la volaille, des petits oiseaux.

Notre futur savant fait plus souvent «meuh !!!» que «pin pon».

Au fur et à mesure de sa fréquentation de l’école, Marcel Jousse constate l’énorme différence entre ce qui se passe pour l’enfant face à la nature avant qu’il n’aille à l’école et ce qui se passe à l’école

L’enfant face à la nature

Petit Marcel a tout son temps pour observer son objet d’attention. Il tourne autour.

Le mimisme peut se faire sur le son de l’objet, sur la forme de l’objet ou sur la dynamique de l’objet.

L’enfant sur le banc de l’école

Prenons l’exemple d’une planche illustrée affichée au mur : la construction des maisons.

L’objet est loin, l’objet est plat. Petit Marcel ne peut pas le regarder sous différents angles petit Marcel ne peut pas le «gestualiser».

Un savoir précoce

Marcel Jousse réalise très vite l’immense différence entre ses performances d’observation et de mémorisation dans le monde libre d’avant l’école et dans celui sclérosé, algébrosé de l’école.

2.1.2. Le mimisme de soi

On crédite Jacques Lacan d’avoir décrit l’enjeu immense du «stade du miroir», ce moment où l’enfant voit le reflet de son corps.

Mais l’enfant Jousse observe que parmi les objets de la nature il y a son propre corps qui se reflète dans l’eau ou dans le miroir.

Marcel Jousse voit la dynamique des choses et des corps.

Celle du corps des autres et celle de son propre corps.

Il observe qu’un «petit» homme dont la taille est d’un mètre et demi ne parle pas de la même manière qu’un «grand» homme de deux mètres.

Il observe qu’il y a un lien entre les caractéristiques de soi et ce que l’on fait de la parole, du langage et de la langue.

L’illustration se trouve par exemple dans le duo de Laurell et Hardy, dans celui de David et Goliath.

Le mimisme de soi c’est se prendre comme on est et articuler cet être avec les rôles que la société nous propose.

Le grand costaud devient forgeron, le petit malingre devient tailleur d’habits.

2.1.3. Le mimisme du maître

Nous l’avons vu plus haut sous le nom de «s’identifier à …»

Et nous voyons la richesse de la proposition de Marcel Jousse.

Il montre que des choses jusqu’alors considérées comme disjointes sont en fait le même phénomène humain.

Apprendre la nature, apprendre «soi», apprendre des savoirs par la médiation du maître, ces trois manières apparemment très différentes d’apprendre ont en commun le mimisme.

2.2. René Girard

Ce savant ne nous parle pas de lui, il nous parle des livres et des traditions orales : mythes, légendes, contes, etc..

2.2.1. Le bovarysme et Don Quichotte

Emma Bovary

Emma Bovary est l’épouse d’un médecin de campagne.

Son mari, Charles Bovary n’est pas un être ni hyperpassionnant ni hyper-disponible.

La vie de village n’est pas d’un intérêt extrême.

Emma se réfugie dans la lecture de ce que l’on appelle aujourd’hui un «roman de gare» dont le prototype est le «roman Harlequin» ou roman romantique selon René Girard.

A l’inverse du roman de gare qui décrit un univers où «tout est simple» le roman de Flaubert est, selon le terme de René Girard, un roman romanesque c’est à dire un roman qui dit le vrai sur la nature complexe de l’humain.

Dans le roman romantique que lit Emma Bovary l’héroïne est belle et désirée par les hommes.

Dans le roman de gare ce désir ne pose jamais de problème puisque l’héroïne va rencontrer le prince charmant et tout ira pour le mieux.

Emma Bovary s’identifie à l’héroïne du roman romantique.

Elle s’identifie tellement que lors d’un évènement à la sous-préfecture elle se laisse séduire par un homme.

Bien sûr tout n’est pas sans problème comme dans le roman de gare.

Emma se suicidera.

Don Quichotte

Lui aussi lit une sorte de roman de gare : «L’épopée d’Amadis des Gaules, preux chevalier errant»

Comme l’héroïne du roman de gare, Amadis a une vie sans problème : il tue les méchants et sauve les veuves et les orphelins.

Comme Emma, Don Quichotte s’identifie à Amadis jusqu’à en devenir quasiment fou : il attaque les moulins à vent qu’il prend pour des ennemis.

Contrairement à Emma, Don Quichotte sort de sa folie.

Mimésis

Le fait de s’identifier à un personnage – héroïne de roman de gare ou chevalier errant – René Girard le nomme mimésis.

Etre à l’identique du personnage c’est être «pareil ou même».

Le mot «même» vient du mot grec «mimésis», phénomène décrit par Aristote.

2.2.2. Désir mimétique et violence mimétique

Dans les mythes fondateurs des sociétés il y a très souvent un meurtre qui est décrit comme événement à l’origine d’un groupe humain.

Caïn tue Abel, Romulus tue Rémus.

Souvent les deux protagonistes sont des jumeaux.

Plus l’on est «même» «identique» plus les chances de «désirer en même temps» sont grandes.

Le père de Hamlet est tué par l’oncle de Hamlet : fratricide

Publicité et désir mimétique

Toute la publicité est basée sur le désir mimétique.

Dans une petite ville de banlieue à l’ouest d’une grande ville des centaines de cadres supérieurs ont un beau véhicule 4 x 4 alors qu’ils ont horreur de la campagne.

Mais comme ils ne peuvent pas dire «j’ai un 4 x 4 par désir mimétique en miroir de mon voisin» alors ils vont à la campagne et même en arriveront à aimer la campagne … par désir mimétique.

Le meurtre et la pub c’est la même chose

La démonstration de René Girard au fil de nombreux ouvrages est imparable.

C’est le même désir mimétique qui est à l’origine des meurtres familiaux et à l’origine des comportements de consommation.

2.2.3. L’emballement mimétique de la horde

La spirale de la violence mimétique

Dans son film «Les Apaches» Thierry de Peretti décrit quatre jeunes qui forment une bande «normale» dans un village «tranquille» de Corse.

Bande qui glisse très progressivement dans la spirale du désir mimétique et finissent par assassiner l’un d’eux.

Dans les mythes, on trouve l’histoire d’une tribu «normale». Mais les rivalités mimétiques sont là, d’abord à bas bruit puis de plus en plus exacerbée.

Mais la tribu a «inventé» une solution pour que la moitié de la tribu ne tue pas l’autre moitié : diriger la violence contre une victime émissaire.

Quand le «bouc émissaire» est un humain

Il faut lire l’ouvrage de René Girard qui décrit comment nos ancêtres, menacés de disparition par leur violence mimétique, ont créé le sacrifice de l’un d’eux, sacrifice d’abord spontané puis ritualisé.

2.2.4. L’emballement mimétique de la foule

En 1933 René Girard a 10 ans, Marcel Jousse 47 ans.

Tous deux sont témoins de la montée du nazisme, emballement mimétique de la foule.

3. Mimisme et mimésis

La méthode de recherche est dans tous les cas la même : chercher la cause de la cause.

La cause première du meurtre est la mimésis.

La cause première de la folie d’Emma Bovary et de Don Quichotte est la mimésis.

L’outil puissant pour s’identifier au maître médiateur est le mimisme.

L’outil puissant pour apprendre la nature, soi et l’autre est le mimisme.

«Mimisme» dans son versant lumineux – un ami chinois dirait Yang, le côté lumineux de la montagne, l’adret.

«Mimésis» dans son versant sombre – un ami chinois dirait Yin, le côté sombre de la montagne, l’ubac.

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